SCHERZO

(1ère revue espagnole culturelle et musicale)

OPINION

Musica reservata


«L’ÉDIFICE IMMENSE DU SOUVENIR»

José Luis Téllez


“Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la

destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, a espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir”. Ce célèbre passage de “Du côté de chez Swann” est l’une des plus pénétrantes analyses jamais écrites sur les mécanismes de la mémoire. Qui, au contact occasionnel d’unesaveur ou d’un arôme, n’a pas revécu avec une intensité et une exactitude que l’on croyait perdues à jamais, une scène fort éloignée dans le temps, une scène heureuse ou douloureuse, profondément enfouie dans l’âme. La faculté évocatrice de l’odorat et du goût dépasse amplement celle de la vue. Mais, et celle de l’ouïe ?


En effet, certaines musiques peuvent avoir une capacité remémorative identique ou même supérieure à l’odorat, des musiques dont la capacité à transcender le temps et à installer l’hier dans l’aujourd’hui est également irrésistible. Ce sont des musiques qu’on aurait dit perdues, des musiques qui eurent une indéniable présence à l’époque, et que l’actualité a reléguées il y a des décennies, des musiques qui, de par le peu de valeur qu’on leur attribuait – peut-être injustement – surgissent revêtues d’une majesté et chargées d’un lot de souvenirs, prenant la mémoire par surprise et la soumettant sans défense au dictat du souvenez-vous. Des musiques d’autant plus puissantes qu’oubliées. C’est le cas de la soi-disant chanson légère à la grande puissance évocatrice, et d’autant plus lorsqu’elle revient dans un enregistrement de l’époque, témoignage érodé par le temps, et par là même infiniment perméable aux multiples expériences qu’on avait crues disparues : la musique filmique travaille dans ce registre. Mais la synergie entre musique et image est une voie à double sens : celle-ci peut invoquer des régions endormies de la mémoire, mais peut aussi être investie par celle-là d’une signification que la musique en soi ne pourrait articuler. Comme la parole dans le chant, l’image photographique inscrit une dénotation que la musique ignore, mais qu’elle magnifie et qu’elle projette dans un domaine de signification grandissant jusqu’à en devenir gigantesque au fur et à mesure de son déroulement. Des musiques sans autres horizons que l’abstraction instrumentale deviennent ainsi de véritables hérauts de sens, d’indéniables acteurs du souvenir.


Un film d’un intérêt exceptionnel vient de sortir, dans lequel la fonction de la musique est capitale pour établir non seulement son temps fictionnel, mais un point de vue politique sur celui-ci : Hoy no se fía, mañana sí /« On verra demain » – titre qui reprend un message d’antan habituel dans les épiceries les plus modestes, déchirante métaphore de l’époque à laquelle se déroule le récit – est la description la plus crue et la moins complaisante des terribles années du franquisme jamais tournée parmi nous. La dégradation de la condition féminine, l’infamie policière, la complicité dévastatrice du catholicisme institutionnel, la misère des rapports humains et la dimension sordide d’une sexualité furtive sont montrés avec une dureté inhabituelle et terrifiante. S’appuyant sur d’excellents acteurs – Carolina Bona au regard d’une exceptionnelle intensité y est inégalable – les énoncés du film sont aussi violents que leur énonciation : Francisco Avizanda, scénariste et réalisateur, a non seulement effectué un énorme travail de documentation et de recréation d’ambiances, mais il a également confronté le spectateur à un texte d’une violence narrative dérangeante, assumant avec fierté sa dette envers Robert Bresson ou André Delvaux : plans fixes rares et mouvements de caméra imperceptibles, absence presque absolue de plans d’ensemble, définition des espaces par le montage. Les descriptions de la torture ou de la sexualité sont atroces justement du fait qu’elles se trouvent hors-champ (il nous revient à l’esprit la mémorable scène de l’autopsie de L’homme au crâne rasé) ou parce qu’elles sont montrées du point de vue des victimes, comme dans la séquence du bordel. Film gênant, d’une rigueur formelle sans commune mesure avec ce qui se fait de nos jours, cinéma sans psychologisme, dont les personnages sont définis par un présent obstiné dans lequel ils se meuvent sans autre horizon que celui de la survie à tout prix.


La bande sonore de ce féroce portrait des jours les plus noirs de la dictature (le film a lieu en 1953) se nourrit de musiques prétérites parmi lesquelles les pasodobles se taillent la part du lion. Au-delà de leur fonction militaire ou taurine ou de leur emploi lors des bals populaires, ces marches qui commencent en mode mineur pour passer au mode majeur dans la section de trio, défilent dans de magnifiques versions de la Fanfare Municipale de Madrid menée par Enrique García Asensio : Avizanda a puisé la plupart d’entre elles dans l’oeuvre de José María Martín Domingo (1889-1961) chef d’orchestre de l’après-guerre de cette même fanfare qui en juillet fêtera son premier centenaire et avec laquelle il a effectué un travail exceptionnel (et dont les sympathies politiques sont bien connues : il fut l’auteur d’un poème symphonique pour fanfare intitulé El sitio del

Alcázar toledano (Le siège de l’Alcazar de Tolède1). Associées dans le film à des

images d’infortune, de trahison et d’indigence, ces opulentes pièces reviennent

empreintes d’une force évocatrice inhabituelle, pour affirmer de façon singulièrement opportune que ceux qui ne se souviennent pas de leur histoire, ou prétendent l’oublier, sont les plus fermes candidats à la répéter.


Numéro 238. Mars 2009



11 Action de résistance et de bravoure symbole de l’épopée franquiste de la guerre civile.